Le terme leuga est-il à l'origine du nom de la ville de Liège ?

 

Sommaire

Résumé

Introduction

Une nouvelle étymologie, leuga

Similitude des termes leuga et Liège

Signification du terme leuga

Comparaison entre les différentes étymologies

Conclusion

Références

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Introduction

Cet article propose une nouvelle étymologie pour Liège. L'idée est née d'une intuition. La consultation d'un ouvrage sur les romains en Wallonie [1] a mis en avant des éléments troublants. Une réflexion plus approfondie a permis de lier ces éléments et d'arriver à une conclusion inattendue.

Les étymologies proposées pour Liège sont nombreuses et aucune ne semble convaincre la totalité des spécialistes, même si certaines sont plus appréciées que d'autres. La théorie proposée dans cet article a le gros avantage d'être simple. Elle est appuyée par plusieurs éléments concrets, caractéristiques de la ville de Liège. Même si ces éléments sont incomplets, ils pourraient un jour être validés par des découvertes archéologiques ou historiques qui ne relèvent pas de l'utopie.

Cet article a pour objectif de proposer des pistes de recherche. Il n'a pas la prétention d'être exhaustif. Les spécialistes pourront reprocher un manque de précision scientifique. En effet, l'analyse est relativement superficielle car la validation minutieuse de chaque hypothèse demanderait un travail très important. Malgré cela, les éléments apportés dans cette théorie pourront peut-être inciter des chercheurs à creuser la question et à apporter des preuves irréfutables sur sa validité ou non.

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Une nouvelle étymologie, leuga

Rentrons directement dans le vif du sujet. D'après cette nouvelle théorie, le terme Liège serait issu du latin leuga, qui se traduit en français par le terme féminin « lieue ».

Il s'agit d'une unité de mesure en usage à l'époque romaine [2]. Elle a été utilisée sous différentes formes jusqu'à l'apparition du système métrique à la Révolution française.

À l'époque romaine, la mesure communément utilisée pour calculer les longues distances était le mille. Cela correspondait à « mille pas », ce qui se traduit dans notre système métrique par une distance de 1.482 mètres.

La lieue était une autre mesure romaine utilisée dans le nord de la Gaule, elle correspondait à 1,5 mille, donc à une distance de 2.223 mètres.

Une polémique est née sur la valeur attribuée à la lieue : les distances retrouvées dans différents documents de l'époque romaine ne correspondent pas toujours aux distances mesurées.

Il est maintenant admis [3] que la lieue romaine était issue d'une unité de mesure gauloise. La lieue gauloise valait 2.450 mètres ± 50 mètres. L'imprécision était due au fait que cette mesure n'était pas uniforme dans toute la Gaule, il n'existait pas de pouvoir central pour imposer une seule mesure. Dans la région de Tongres, il semblerait que cette mesure valait 2.490 mètres. Le pouvoir romain n'a pas pu imposer son système de mesure, il a donc repris la lieue gauloise à son compte en modifiant sa valeur pour qu'elle soit un multiple de l'unité de base du système romain, le mille.

Le terme leuga existe aussi sous la forme latine leuca. Il est probablement d'origine gauloise, il serait issu de l'indo-européen *leu [4] qui signifie « couper », « séparer ».

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Similitude des termes leuga et Liège

Liège

Pourquoi leuga serait-il à l'origine du nom Liège ? La ressemblance est frappante, seules les voyelles diffèrent.

Le terme leuga a engendré le mot « lieue » en français. Observons les deux termes.

LEUGA
LIEU E

Le terme lieue respecte les règles générales de formation du français à partir du latin :

LEUGAprononcé [leuga]
LIEUGAdiphtongaison, IIIe siècle  [5]
LIEUAdisparition du « G » entre « U » et « A », Ve siècle  [6]
LIEUEle « A » final devient un « E », VIIe-VIIIe siècle  [7]

Effectuons la même observation pour le nom Liège qui serait issu de leuga.

LEUGA
LIE GE

La seule différence avec le terme lieue est la disparition du « U » à la place du « G ». D'un point de vue linguistique, il est difficile d'expliquer cette différence mais une prononciation particulière aurait pu donner la séquence suivante :

LEUGA
LIEUGAdiphtongaison, IIIe siècle  [8]
LIEWGAle « U » se consonnifie en « V », prononcé [w]  [9]
LIEWDJApalatalisation, Ve siècle  [10]
LIEWDJEle « A » finale devient « E », VIIe-VIIIe siècle  [11]
LIEDJEdisparition de la consonne « W » en fin de syllabe  [12]
LIEGEsimplification de « DJ » en « J », XIIIe siècle  [13]

Cette hypothèse devrait faire l'objet d'une étude plus approfondie de la part d'un linguiste. Généralement, les noms de lieux suivent les règles de transformation applicables aux noms communs. Toutefois, on note souvent une plus grande résistance au changement par rapport aux noms communs. Des impératifs administratifs en sont probablement la cause, un lieu, surtout s'il est d'importance, ne peut pas changer continuellement de nom, il doit rester facilement identifiable à travers les époques.

La disparition du « U » à la place du « G » est contestable mais dans la plupart des langues, le « G » de leuga est conservé dans le mot qui en est issu [14] : Leuge en allemand, league en anglais, legua en espagnol, lega en italien.

Cette analyse, quoique sommaire et imparfaite, montre à quel point est étonnante la ressemblance du nom Liège avec leuga, ainsi qu'avec son descendant français, le mot « lieue ».

Notons aussi qu'en flamand, le nom de la ville de Liège est Luik et qu'en limbourgeois (dialecte flamand), c'est Luuk. Ces deux termes sont étonnamment proches phonétiquement de leug, abréviation de leuga.

Lorsqu'on observe la dénomination de Liège à travers les époques, on obtient plusieurs termes légèrement différents : Leudico en 718, Leodosio/Leudico en 730 env., Leodio/Leodicum/Leodium en 723-743, Leodium encore en 743 env., Leodii en 814-816, Leodico vico publico, in vico Leutico, Leudigus en 882, Leogis en 921, Luga, ... Il est probable que toutes ces graphies différentes tentent de retranscrire une seule prononciation qui a pu varier légèrement selon les époques et les locuteurs. Finalement, Lyge (prononcé [liʤ]) est utilisé au XIIe siècle, ce qui donnera ensuite Liège. En wallon, le nom de la ville est Lîdge.

La forme la plus ancienne retrouvée à ce jour semble être Leodico ou la forme similaire latinisée, Leudicus. La ressemblance avec leuga n'est pas immédiate, à moins d'imaginer une retranscription phonétique où « G » serait prononcé [ʤ], ce qui donnerait [leuʤa], proche de Leodio [15]. Notons que le suffixe -ico/-icus signifie généralement « relatif à » ou « terre de ».

Il existe d'autres localités qui tireraient leur origine de leuga dont, en France : Laleue, Lègue, Leu, Leulène, Cartelègue (quatre leugae),... En Belgique, l'étymon leuga n'a pas beaucoup de succès. Signalons tout de même le village de Quartes, situé à 10 km (quatre leugae) de Tournai.

Pays de Liège

Le mot Liège ne désigne pas seulement une ville (vicus) mais aussi un « pays » (pagus) qui est évoqué dans plusieurs chartes [16] [17] [18] : Leuchio en 770, Leuhius en 779, Leodiensis en 844, Leochensi en 862, Liugas en 870, Leuvensi en 882, Leuga en 898, Leuchia en 902, Luviensi en 915, Leuva en 1005,  ... Le terme Leuga apparaît tel quel pour désigner Liège dans un diplôme du roi de Lotharingie Zwentibold daté de 898 [19] !

Le pagus est une division administrative datant de l'époque romaine. L'empire romain était divisé en provinces. Chaque province comportait un certain nombre de civitates (villes importantes comme Tongres) sous lesquelles dépendaient un ensemble de pagi. Un pagus correpondait souvent mais pas systématiquement au territoire d'une tribu avant la conquête romaine. Certaines tribus, comme celle des Éburons en région liégeoise, ont été exterminées par les romains et leur territoire a volontairement été effacé.

Il existait une autre entité administrative : le vicus. Les vici étaient des agglomérations d'une taille très variable, allant d'un simple village à une petite ville (ex : Arlon) mais chacun jouait probablement un rôle significatif au niveau militaire, administratif ou économique. Il ne semble pas que le vicus ait été le chef-lieu d'un pagus, il existait apparemment plus de vici que de pagi.

Cette division administrative a en grande partie été reprise telle quelle par le pouvoir mérovingien. Lors de la période des « invasions barbares » du Ve siècle, les francs n'étaient pas considérés comme des envahisseurs. Ils étaient intégrés depuis des décennies au sein de l'empire romain en tant que colons (lètes) et auxiliaires militaires. Lors de la chute de l'empire romain d'occident, le pouvoir a simplement été repris par les détenteurs de la force militaire, les francs et ils se sont accaparés un système administratif qui n'avait aucune raison d'être modifié.

La période carolingienne a donné lieu à une réorganisation administrative en comtés (gauw) mais elle reste basée sur l'ancienne division en pagi. Les anciens noms de pagi et comtés ont subsisté jusqu'à nos jours dans le nom de certaines régions : Hesbaye, Ardennes, Condroz,... Certains de ces noms existaient déjà à l'époque romaine.

Le comté de Liège s'étendait sur la rive droite de la Meuse et de l'Ourthe, entre l'Amblève et la rivière Gueule. Certains auteurs rejettent un lien historique et étymologique entre la ville de Liège et le pays ou comté de Liège, l'amalgame aurait été réalisé au IXe siècle. Cependant, le vicus de Liège appartenait au pagus de Liège de manière très particulière : c'était probablement le seul territoire du pagus à se situer sur la rive gauche [20] de la Meuse. Cette position stratégique offrait un ancrage du pagus sur la Meuse et se justifiait peut-être pour des raisons économiques ou fiscales (perception de taxes), la Meuse était une voie de communication extrêmement importante entre le bassin Méditerranéen et le nord de l'Europe. Cette situation favorable a peut-être permis à la ville de Liège d'attribuer son nom au pagus, peut-être même dès l'Antiquité.

Les fouilles achéologiques n'ont pas permis de confirmer l'existence d'un vicus à Liège dès l'époque romaine. Cependant un doute subsiste concernant les vestiges romains découverts place Saint-Lambert [21]. L'hypothèse la plus plausible est celle d'une villa (ferme) mais certains éléments la contredisent : le lieu est peu adapté à de vastes cultures, pratiquement aucun matériel agricole n'a été découvert et le bâtiment était très luxueux. L'hypothèse d'un bâtiment administratif ou d'une auberge n'est donc pas à exclure.

Dans les chartes, le pays de Liège était généralement désigné par un terme proche phonétiquement de leuga ou du mot français lieue, quand ce terme n'était pas le mot Leuga lui-même. Cependant, malgré les apparences, rien ne prouve que ce terme était emprunté au nom de la ville. Par contre, si le lien entre le nom de la ville et celui du pagus était avéré, cela démontrerait sans aucune ambiguïté que le mot Leuga désignait autant la ville que le pays de Liège à une certaine époque.

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Signification du terme leuga

Pourquoi leuga serait-il à l'origine du nom Liège ? La signification de ce terme correspond à une caractéristique précise de la ville de Liège.

La lieue gauloise correspondait à environ 2,5 km et la villa romaine située place Saint-Lambert se trouvait à environ 2,5 km de la voie romaine Tongres-Trèves [22], à une leuga.

La voie romaine Tongres-Trèves

Dans l'antiquité, les romains ont construit dans leur empire un vaste réseau de voies terrestres. Le but premier de ces voies était d'ordre stratégique (transfert de troupes, ravitaillement, transmission de messages) mais revêtait aussi une grande importance économique (transport de marchandises, implantation de colonies). Quand cela était possible, ces voies étaient rectilignes pour permettre des déplacements plus rapides. Elles longeaient de préférence les crêtes pour la surveillance du territoire mais aussi pour éviter les zones marécageuses et inondables, les voies devaient rester praticables le plus longtemps possible.

De nombreuses agglomérations sont nées à un carrefour entre deux voies importantes ou à la jonction d'une voie et d'un fleuve. Les voies servaient souvent de référence pour l'établissement de la centuriation (cadastre). Les limites de plusieurs de nos communes suivent encore le tracé de voies romaines.

La voie la plus connue dans nos régions est celle qui relie Bavay à Cologne via Tongres, la fameuse chaussée Brunehaut. Il existait cependant d'autres voies importantes car les civitates (villes principales) étaient reliées entre elles. On suppose qu'il existait aussi des voies le long des fleuves pour pallier les problèmes de navigation (passage difficile, crue). Pendant l'époque romaine, les voies fluviales avaient une place primordiale dans le réseau de communication, surtout à partir du Bas Empire (fin IIIe siècle) à cause du manque d'entretien des routes.

Il existait une voie importante qui reliait Tongres à Trèves. Cette voie passait près de Coronmeuse, à environ 2,5 km de Liège.

Le tracé de cette voie est bien conservé depuis Tongres jusqu'aux abords de la vallée de la Meuse [23] mais les nombreuses modifications du terrain à cet endroit (Bernalmont), notamment la construction d'un parcours de golf et la présence de terrils, ne permettent pas de suivre le tracé précis de la voie vers la vallée. Le tracé est perdu sur la rive droite. Si on s'en réfère à la carte de Ferraris [24], établie en 1777, bien avant la canalisation de la Meuse et la construction du canal Albert, la voie obliquerait vers Herstal à l'est pour descendre dans la vallée, puis bifurquerait vers le sud pour rejoindre Jupille par un gué ou un pont qui n'existe plus sur la carte. Ce tracé (rues Petite Foxhalle et Marexhe à Herstal) s'explique par une déclivité moins importante à cet endroit.

Malheureusement, cela va à l'encontre de la théorie selon laquelle Liège se situerait à 2,5 km de la voie romaine. Le carrefour entre la voie Tongres-Trèves et la voie venant de Liège se trouverait trop à l'est, à 4 km de la place Saint-Lambert. Malgré cela, un autre endroit, plus important que le croisement des routes, aurait pu constituer le point d'origine du calcul des distances.

Coronmeuse

Coronmeuse, à l'entrée d'une courbe (cron en wallon) de la Meuse, est un emplacement possible pour un port fluvial. Il apparaît, d'après la carte de Ferraris, que la voie de Liège à Herstal rejoint les rives de la Meuse au niveau de Coronmeuse. Sur la rive gauche, c'est le seul endroit de ce type à proximité de la voie Tongres-Trèves.

Toujours sur la carte de Ferraris, la voie Liège-Herstal qui longe la Meuse s'éloigne de l'île Monsin malgré les gués disponibles autour de l'île, il est donc permis d'imaginer que cette zone devait être marécageuse et difficile pour la navigation. Le transport routier prenait-il le pas sur le transport fluvial entre Coronmeuse et Herstal ? Ce n'est qu'une hypothèse mais au XIXe siècle, un canal a été construit entre Coronmeuse et Maastricht pour faciliter la navigation. Ce canal existe encore à Coronmeuse sous la forme d'un port de plaisance.

Coronmeuse se situe presque sur la ligne imaginaire qui relie Jupille à la voie romaine sur la rive gauche de la Meuse, avant la bifurcation vers l'est (vers Herstal) pour plonger dans la vallée.

Il existait, du moins à partir du Bas Empire, une forteresse sur le promontoire surplombant Coronmeuse [25]. Elle a été recouverte par un terril.

La limite entre les actuelles communes de Liège et de Herstal passe exactement par Coronmeuse. Cette limite constituait jusqu'au XVIIIe siècle une frontière entre deux états, Herstal n'a fait partie de la principauté de Liège qu'en 1740.

Coronmeuse, port fluvial sur la voie Liège-Herstal, pratiquement sur la voie Tongres-Trèves, protégé par une forteresse était-il un carrefour important à l'époque romaine ? Coronmeuse, situé à environ 2,5 km de la place Saint-Lambert [26] , serait-il le point d'origine du calcul de la leuga  ? Cette hypothèse est plausible mais ne repose sur aucune preuve tangible.

Borne milliaire

 [27] [28] [29]

Comment prouver que Liège se situe à une leuga de la voie romaine Tongres-Trèves ? Il suffirait de retrouver un panneau de l'époque romaine qui indiquerait cette distance. A cette époque, il existait un équivalent à nos bornes kilométriques : les bornes milliaires, du nom de l'unité de mesure romaine, le mille.

Ces bornes jalonnaient les voies romaines mais certains pensent qu'elles n'étaient pas systématiquement implantées tous les mille (ou toutes les lieues). Elles étaient plutôt installées dans des endroits prestigieux ou stratégiques, elles servaient à marquer le pouvoir de l'empereur sur le territoire. C'est pour cette raison que le lieu d'implantation de la borne ne correspondait pas toujours exactement à la distance indiquée.

Ces bornes possédaient souvent les mêmes caractéristiques. Il s'agissait de colonnes taillées dans une pierre locale, larges de 45 cm à 80 cm et hautes de 1,5 m à 4 m. Elles possédaient une inscription qui reprenait le nom du constructeur ou rénovateur, généralement un empereur, le nom de l'exécutant et la distance entre le lieu d'implantation (jamais indiqué) et le lieu de départ ou de destination. Ce lieu était généralement une ville mais parfois un carrefour important, une frontière de province, une coupure géographique (fleuve, col). Les bornes ne contenaient pas toujours toutes ces inscriptions, certaines n'en contenaient aucune. On suppose que certaines inscriptions manquantes étaient peintes, ce qui expliquerait leur disparition. Il arrivait aussi qu'elles soient volontairement effacées, lors de la disgrâce d'un empereur, par exemple. Les inscriptions n'étaient généralement pas très soignées et par souci d'économie, elles comportaient de nombreuses abréviations et ligatures (superposition de lettres). La mesure en lieues apparaissait sur certaines bornes sous la forme « LEVGA », souvent abrégée en « LEVG » ou simplement « L ».

On a retrouvé beaucoup de ces bornes : plus de 4.000 au total, presque 700 en Gaule mais seulement deux en Wallonie. Peu d'entre elles sont restées à leur place d'origine, elles ont souvent été récupérées comme matériel de construction (remblai, colonne d'église) ou pour tout autre usage (sarcophage, bénitier, rouleau de jardin,...). Certaines ont été surmontées d'une croix pour devenir un calvaire.

Pour justifier l'utilisation du terme leuga pour Liège, il suffirait donc de retrouver une borne milliaire qui indiquerait que Liège se situe à une leuga de la voie romaine Tongres-Trèves. Cela s'apparente néanmoins à une mission impossible.

À défaut de pouvoir retrouver cette borne milliaire, si elle a jamais existé, il serait intéressant d'imaginer où elle aurait pu se situer.

Cette hypothétique borne aurait dû se situer à Liège, pour indiquer la distance jusqu'au carrefour des voies romaines, le point de référence le plus probable. Plus précisément, elle aurait dû se situer près de la villa place Saint-Lambert ou plus à l'est, pour rester à environ 2,5 km de la voie Tongres-Trèves. D'après la carte de Ferraris, le tracé de la voie antique de Liège vers Herstal est assez précis : de la place Saint-Lambert vers la place Saint-Léonard par la place du Marché et la rue Feronstrée. Empruntons ce parcours à la recherche d'un improbable indice : une particularité topographique (espace dégagé, monument, fontaine, arbre remarquable, ...), une survivance dans la toponymie (nom de rue) ou un utopique vestige de colonne.

Borne liégeoise

Aussi incroyable que cela puisse paraître, sur ce parcours où aurait pu exister une borne milliaire se dresse actuellement une colonne en pierre dont l'origine reste mystérieuse ! Il s'agit du célèbre Perron liégeois.

Le Perron est une autre énigme de Liège [30] [31]. Sans grande contestation, son étymologie viendrait du latin petra (pierre) mais personne n'a réussi à découvrir la fonction initiale du monument. Les théories vont des plus imaginatives (monument à une divinité solaire, avec une connotation phallique) aux plus pragmatiques (pierre de justice, simple croix). La première représentation du Perron apparaît sur une monnaie de l'évêque Henri de Leyen (1145-1165).

Selon les spécialistes, le monument d'origine consistait en une colonne sur des gradins. Tous les autres éléments, la fontaine, les lions, la statue des trois Grâces et la pomme de pin seraient des ajouts ultérieurs. La croix fait débat : faisait-elle partie des éléments originaux ou a-t-elle été ajoutée par la suite ?

Une chose est certaine : le Perron, sous sa forme archaïque, a les caractéristiques d'une borne milliaire typique, excepté peut-être pour son faible diamètre mais les bornes milliaires étaient parfois des colonnes de réemploi. Malheureusement, le Perron actuel n'est qu'une reconstruction datant de 1697, l'ancien Perron ayant été détruit par une tempête en 1693 [32]. Notons que certains ont vu dans la pomme de pin un symbole gallo-romain. Il s'agit en effet d'un symbole d'éternité que l'on retrouvait fréquemment sur les monuments funéraires trévires (région de Trèves) mais aussi dans les régions voisines. Il pourrait s'agir d'un élément récupéré sur un monument funéraire proche du Perron. Les monuments funéraires romains étaient disposés le long des voies, en dehors des agglomérations.

Le Perron était-il une borne milliaire d'origine romaine sur laquelle était inscrite la mention « LEVGA » ou en abrégé « LG » ? Serait-il à l'origine du nom Liège, le mot inscrit sur la borne aurait-il donné son nom à la localité ? L'hypothèse est séduisante. Cela pourrait expliquer la persistance du « G » de leuga à travers les siècles : le nom était gravé dans la pierre.

Le Perron aurait obtenu ses attributions ultérieures, le signe de la justice publique puis le symbole des libertés, grâce à sa localisation sur la place du Marché, un lieu de rassemblement. Il se trouve au milieu du peuple, les gens l'ont adopté.

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Comparaison entre les différentes étymologies

Il existe beaucoup de théories sur l'étymologie du nom Liège, en voici quelques-unes : lucotætia (marécage) [33] , Lug (dieu celte) [34] , letica (terre des lètes, auxiliaires germains dans l'armée romaine) [35] , leudica (terre des leudes, hommes libres au service des rois mérovingiens) [36] .

Aucune ne semble être entièrement satisfaisante. Certaines sont trop générales pour s'appliquer uniquement aux caractéristiques de Liège. Dans tous les cas, il manque un élément historique ou archéologique déterminant pour conforter la théorie.

Une hypothèse longtemps en vogue, celle du ruisseau Légia qui aurait donné son nom à la ville, est maintenant largement remise en cause car le nom Légia apparaît tardivement. Ce serait Liège qui aurait donné son nom à la Légia et non l'inverse.

Une théorie très à la mode à l'heure actuelle se base sur Leudico [37] , forme francique pour Liège, attestée en 718. Ce terme serait issu de l'ancien germanique leudika, dérivé de leudi (peuple) auquel s'ajoute le suffixe -aca (terre) pour désigner la « terre commune » ou la « terre du peuple », ce qui peut se comprendre comme une terre appartenant à l'État, représenté par le gouverneur romain puis par le roi mérovingien. Cette théorie, suggérée par Kurth, n'est pas exempte de critiques [38]  : ce serait le seul exemple connu d'étymologie de ce type et de l'aveu de Kurth lui-même, cette théorie se heurterait à une multitude de difficultés s'il était établi que Liège existait déjà à l'époque romaine (cette théorie a été émise avant la découverte de la villa romaine place Saint-Lambert).

En conséquence, certains lui préfèrent l'étymologie letica (terre des lètes), qui aurait une origine similaire mais qui aurait déjà pu s'utiliser à l'époque romaine (IIIe siècle). Cette dernière théorie est valable d'un point de vue linguistique pour expliquer l'origine du mot Liège mais ne permet pas telle quelle d'engendrer le terme Leudicus. De plus, les traces d'occupation de la place Saint-Lambert pendant la période romaine remontent au Ier siècle et culminent au IIe siècle, bien avant l'apparition des lètes. L'hypothétique occupation du site de Liège par des lètes devait sortir de l'ordinaire au point de changer le nom de ce lieu, elle n'a cependant laissé à ce jour aucune trace historique ou archéologique.

La plupart de ces théories essaient d'expliquer avec plus ou moins de bonheur le nom Leudicus. Par contre, peu d'entre elles s'attaquent directement au terme Liège. En effet, le lien entre Leudicus et Liège est loin d'être immédiat sans devoir passer par des transformations importantes en relativement peu de temps. Comme ces termes sont fort différents, ne pourrait-on pas imaginer une origine commune pour Leudicus et Liège, suivie d'une évolution différente ? Leudicus serait un nom officiel, qui aurait notamment engendré Lüttich en allemand, tandis que le mot français Liège serait d'origine populaire.

L'étymon leuga permettrait d'engendrer le mot Liège mais aussi le mot Leodio et donc Leodico/Leudicus. Cette nouvelle théorie offre aussi l'avantage de proposer des éléments de vérification relativement précis qui ne réclament pas des découvertes archéologiques ou historiques hors de portée. Par rapport aux théories fondées sur un mot reconstruit par la linguistique, le mot leuga est bien réel et son utilisation pour désigner (le pays de) Liège à une certaine époque est attestée par un document du IXe siècle.

Finalement, il est important de signaler que l'étymologie leuga pour Liège n'est pas totalement neuve. Elle a déjà été proposée par Paul Piémont [39] mais dans un tout autre contexte. D'après cet auteur, Liège aurait été un poste de douane comme il en aurait existé sur la Meuse toutes les 40 lieues, d'où le nom leuga. Sa théorie reste cependant très hypothétique dans la justification du terme leuga.

Plus étonnant, l'étymologie lewga a été reprise par Théodore Gobert [40], le grand spécialiste de l'histoire de Liège, pour expliquer l'origine du nom du ruisseau Légia. Mais d'après lui, ce terme aurait signifié « l'eau du bois » et n'aurait rien de commun avec la dénomination du hameau Leodium.

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Conclusion

Cet article propose une nouvelle étymologie pour Liège : leuga. Elle semble logique et cohérente. Elle est appuyée par des éléments troublants, difficilement attribuables au hasard : la ressemblance du terme leuga avec le nom Liège, l'utilisation de ce terme pour désigner (le pays de) Liège au IXe siècle, sa signification dans le cadre de l'implantation de la ville, située à environ 2,5 km (une leuga) de la voie romaine Tongres-Trèves et finalement, sa concrétisation par l'existence d'une borne milliaire, le Perron.

Il reste certains éléments à analyser en profondeur avant de pouvoir valider définitivement cette nouvelle théorie :

  • déterminer quel mécanisme linguistique permettrait d'engendrer le mot Liège à partir du mot leuga, en tenant compte d'éventuelles traces écrites sur le Perron ou ailleurs,
  • étudier les caractéristiques et l'histoire du Perron pour confirmer sa fonction de borne milliaire,
  • estimer grâce à des découvertes archéologiques (route, pont, port, forteresse,...) l'importance de Coronmeuse à l'époque romaine.

Si Liège a acquis son nom à l'époque romaine, cela signifierait que le noyau urbain a commencé à se développer à cette époque, bien avant l'assassinat de saint Lambert (vers 705). Liège était déjà une agglomération suffisamment importante pour que saint Lambert ne parvienne pas à lui ravir son nom.

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Références

[1]BRULET Raymond, Les romains en Wallonie, Bruxelles, éd. Racine, 2008.
[2]WIKIPEDIA, Unités de mesure romaines, 03/10/2009, http://fr.wikipedia.org/wiki/Unit%C3%A9s_de_mesure_romaines (18/12/2009). [lien]
[3]DASSIE J., « La grande lieue gauloise. Approche méthodologique de la métrique des voies », dans Gallia, 56, 1999, p. 285-311. [lien]
[4]CROMBET Pierre, L'arbre celtique, http://www.arbre-celtique.com/encyclopedie/leuca-leuga-lieue-3825.htm (18/12/2009). [lien]
[5]LABORDERIE Noëlle, Précis de phonétique historique, Luçon, éd. Nathan, 1994, p. 26.
[6]Idem, p. 71.
[7]Idem, p. 41.
[8]Idem, p. 26.
[9]Le latin ne fait pas de disctinction graphique entre « U » et « V », ils s'écrivent tous les deux « V ».
[10]LABORDERIE Noëlle, op. cit., p. 88.
[11]Idem, p. 41.
[12]Idem, p. 72 et 74.
[13]Idem, p. 88.
[14]WIKIPEDIA, Lieue, http://fr.wikipedia.org/wiki/Lieue (autres langues). [lien]
[15]Le « J » n'existe pas en latin, il est retranscrit par un « I ».
[16]DARIS Jos, « L'ancienne principauté de Liège », dans bulletin de l'institut archéologique liégeois, 1880, Tome XV, p. 28-29. [lien]
[17]ERNST, Histoire du Limbourg, Liège, ed. Collardin, 1837, Tome I, p. 315. [lien]
[18]Regnum Francorum Online, Evidence of pagus Liège, http://www.francia.ahlfeldt.se/maps.php?layer1=g9359&city=35 [lien]
[19]BONIVER Guillaume, « Liège... Quelle peut être l'origine de ce nom », dans bulletin de la société royale Le Vieux Liège, 1940, n°62, p. 8-9.
[20]GRANDGAGNAGE Charles, Vocabulaire des anciens noms de lieux de la Belgique orientale, Liège, 1859, p. 41
[21]RENSON André, Archéoforum de Liège, Namur, 2004, p. 37-39.
[22]GOOGLE, Google maps, http://maps.google.be (itinéraire à pied de 50.6452,5.5743 à 50.6553,5.6058). [lien]
[23]GOOGLE, Google maps, http://maps.google.be (itinéraire à pied de « Tongres » à « rue Bernalmont »). [lien]
[24]IGN, Carte de Ferraris, 2008, http://www.ngi.be/FR/FR1-4-2-3.shtm (découpe 191). [lien]
[25]SMEERS Raymond, La petite histoire de la Préalle, Herstal, éd. La Charlemagn'rie, 1985.
[26]GOOGLE, Google maps, http://maps.google.be (itinéraire à pied de 50.6452,5.5743 à 50.6544,5.609). [lien]
[27]ARCHEOLYON, Les bornes milliaires, 06/11/2004, http://archeolyon.araire.org/Bornemil/bornesmil.html (18/12/2009). [lien]
[28]CHEVALIER Raymond, Les voies romaines, Paris, éd. Picard, 1997.
[29]COULON Gérard, Les voies romaines en Gaule, Saint-Amand-Montrond, éd. Errance, 2007.
[30]GOBERT Théodore, Liège à travers les âges : les rues de Liège, éd. Culture et Civilisation, T.I., p. 341 et suiv. [lien]
[31]KURTH Godefroid, La cité de Liège au Moyen-Age, Liège, éd. L. Demarteau, 1909, p. 139 et suiv. [lien]
[32]DANDOY Albert, Le perron de Liège, Liège, 1954, p. 10-11.
[33]WIKIPEDIA, Liège, 16/12/2009, http://fr.wikipedia.org/wiki/Li%C3%A8ge (18/12/2009). [lien]
[34]Ibidem. [lien]
[35]JESPERS Jean-Jacques, Dictionnaire des noms de lieux en Wallonie et à Bruxelles, Bruxelles, éd. Racine, 2005, p. 373. [lien]
[36]Ibidem [lien]
[37]WIKIPEDIA, op. cit. [lien]
[38]SCHREURS Fernand, « Liège et Légia », dans bulletin de la société royale Le Vieux Liège, 1948, no78, p. 300-301.
[39]PIEMONT Paul, La toponymie :conception nouvelle, Strasbourg, Paul Piémont, 1969, p. 195-196.
[40]LILY Portugaels, Liège ardente et turbulente, Liège, éd. du Perron, 1994, p. 66.

 
auteur : Frédéric PAQUAY, info@fredericpaquay.com, date : 01/09/2010